Monsieur le Secrétaire général,
Nous, écrivains, artistes, journalistes, religieux, avocats, membres de la société civile, chercheurs et professeurs des universités d’Afrique, d’Amérique du Nord, d’Amérique Latine, des Caraïbes, d’Europe, du Moyen Orient et d’Asie unissons nos voix pour exhorter respectueusement l’Organisation des Nations Unies à ne pas répéter les mêmes tragiques erreurs d’appréciation que lors du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994. Des graves événements de l’Est du Congo plongeant leurs racines dans l’histoire, n’émerge qu’un récit unique : le risque de balkanisation du Congo et l’exploitation de ses richesses. On passe ainsi sous silence l’exclusion des Tutsi congolais dont l’extermination est de plus en plus ouvertement évoquée par certains acteurs politiques. Cette guerre, aussi abominable soit-elle, ne saurait être réduite à une seule de ses causes. Elle résulte plutôt d’un mélange explosif de tensions sociales et économiques qui se sont progressivement cristallisées en une crise identitaire et en conflit armé.
Il est impératif de conclure un cessez-le-feu immédiat afin de préserver des vies humaines et d’ouvrir la voie à une solution négociée. Le meilleur moyen d’y parvenir n’est certainement pas de répéter l’accusation particulièrement simpliste selon laquelle le Rwanda soutiendrait le Mouvement du 23 mars (M23) dans le seul but d’exploiter les ressources naturelles du Kivu. Cette interprétation univoque, largement relayée par les médias, choisit d’ignorer les atrocités épouvantables commises au grand jour contre les Tutsi congolais tués, mutilés et parfois dévorés par leurs bourreaux. Elle exacerbe en outre les tensions et alimente les discours de haine. L’actuelle escalade militaire en est du reste une conséquence directe.
Nous vous invitons par la présente à privilégier la recherche d’une solution durable prenant en compte les causes profondes de ce conflit. Telle est à nos yeux la démarche adéquate pour assurer, à travers la stabilité de la région des Grands Lacs, la sécurité et le bien-être de millions d’hommes et de femmes ne demandant qu’à vivre dans la tranquillité.
Nous jugeons tout aussi important de bien identifier les principales forces présentes sur le terrain ainsi que leurs objectifs et leur philosophie politique. Le M23 fait face à l’armée congolaise, appuyée par les FDLR, désignées comme une entité terroriste en raison de leur idéologie génocidaire qui est aussi celle des Wazalendo, composés de plus de deux cents autres groupes armés. Outre des mercenaires européens et les forces des Nations Unies, le Burundi, l’Afrique du Sud, la Tanzanie et le Malawi entre autres pays se battent aux côtés de l’armée congolaise. En plus d’exploiter les ressources naturelles du Congo et de semer la terreur par des viols massifs et des tueries brutales, les groupes armés FDLR et Wazalendo organisent le recrutement forcé d’enfants-soldats. Quant à la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco), elle s’est malheureusement éloignée de son objectif de maintien de la paix en s’associant étroitement à ces groupes armés entretenus par le gouvernement de Kinshasa.
Monsieur le Secrétaire général,
Ce conflit résulte en grande partie du défaut d’intégration de populations regroupées malgré elles au sein de nouvelles configurations frontalières établies par les autorités coloniales. Il est également motivé par le refus de prendre en compte des mouvements migratoires dans la période ayant précédé et suivi les indépendances africaines. Une autre de ses causes est la restriction de la citoyenneté à des critères ethniques et physiologiques. Il est aisé de comprendre que les épreuves subies par les populations tutsi du Congo ont laissé des séquelles dans leur psychisme.
Depuis trois décennies, des centaines de milliers d’entre eux sont condamnés à une vie précaire dans des camps de réfugiés au Burundi, en Ouganda, au Kenya et au Rwanda s’ils n’ont pas trouvé refuge dans plusieurs pays occidentaux. Face à l’indifférence ou à la complicité de l’état congolais, certains d’entre eux ont pris les armes pour assurer leur propre défense. C’est dire que ce conflit ira en s’aggravant tant que la question de la nationalité des Banyarwanda du Congo ne sera pas résolue. Aucun groupe humain ne peut accepter indéfiniment la négation de son être même et, sauf votre respect, les résolutions de l’ONU sont bien dérisoires face à un tel dilemme existentiel.
Nous nous permettons aussi de vous faire remarquer que la tragédie vécue par les Banyamulenge, Tutsi du Sud-Kivu, ne correspond en aucun cas à la fable simpliste que l’on cherche à imposer au monde. Le M23 est en effet né et évolue en dehors des territoires traditionnels des Banyamulenge, dans des zones où les ressources minières sont négligeables. Pourtant les Banyamulenge subissent depuis plus de sept ans, sur la base de cette fausse assomption, les attaques des forces armées congolaises (FARDC) et de diverses milices ethniques telles que les MaiMai.
Au Nord-Kivu, les génocidaires FDLR ont vu leurs rangs grossir dans les zones qu’elles contrôlaient avant d’en être délogées par le M23. Elles s’y étaient livrées pendant longtemps et en toute impunité à toutes sortes d’exactions. L’Etat congolais, au lieu de réagir, les laissait au contraire exploiter les minerais et le bois revendus sur le marché mondial avec la complicité de certains politiciens. De plus, elles percevaient des taxes dans les régions sous leur contrôle. Cette situation a contraint de nombreux Tutsi à chercher refuge dans les pays voisins.
Monsieur le Secrétaire général,
L’étude approfondie de l’histoire complète de la région démontre que l’émergence du M23 n’est pas la cause, mais bien la conséquence de la privation systématique des droits humains des Banyarwanda et des Tutsi en République Démocratique du Congo, faisant d’eux des citoyens de seconde zone interdits de participer pleinement à la société civile.
Julius Nyerere savait donc de quoi il parlait lors qu’il a mis en exergue en 1996 l’indissociabilité des habitants de cette partie de l’Afrique : « (…) il est inutile, disait-il, de respecter les frontières sans respecter les individus qui se trouvent à l’intérieur de ces frontières (…) Par conséquent, en abordant la question du respect de la frontière établie entre l’Allemagne et la Belgique, il est essentiel d’envisager également le respect des populations concernées par cette division.»
On peut déduire de tout cela que l’émergence du M23 n’est pas la cause, mais bien la conséquence de la question des Banyarwanda et des Tutsi en République Démocratique du Congo.
Permettez-nous de soumettre à votre réflexion les faits particulièrement significatifs que voici :
– Trois ans après l’indépendance du Congo (1960), le Nord-Kivu a vécu une période de troubles connue sous le nom de Guerre de Kanyarwanda. Le leader Nande, Denis Paluku a proclamé la souveraineté du Nord-Kivu contre Kinshasa. Ses collègues rwandophones se sont opposés à lui et prôné l’unité du Congo. En réaction, Paluku avait décidé d’envoyer une expédition punitive dans le Masisi. Les Tutsi y étaient arrêtés et exécutés à Kiroshe. En ce temps-là, le M23 n’existait pas.
– Dans les années 80, des étudiants tutsi ont été molestés sur le campus de Kinshasa aux cris de : « Vive la nationalité zaïroise ! A mort les usurpateurs de notre nationalité ! ». Un tract appelait aussi à « éradiquer partout et dans leur intégralité ces serpents (les étudiants Tutsi) qui veulent nous mordre ». On pouvait également y lire ceci : « Tous les écrits reconnaissent que les Tutsi se trouvant au Zaïre, sont des immigrants et partant ne doivent pas bénéficier des mêmes droits que les fils authentiques de ce pays. » En ce temps-là, le M23 n’existait pas.
– En 1991, les Tutsi congolais ont été interdits de participation à la Conférence Nationale Souveraine, sous prétexte qu’ils n’étaient pas « zaïrois ». En ce temps-là, le M23 n’existait pas.
– Pendant la Deuxième République, surtout à partir des années 80, les Tutsi rwandophones avaient la possibilité d’être électeurs sans pour autant être éligibles. En ce temps-là, le M23 n’existait pas.
– La constitution de la République démocratique du Congo a été modifiée à plus de sept reprises, chaque révision étant associée à la question des Rwandophones. En ce temps-là, le M23 n’existait pas.
Il est clair à nos yeux que la communauté internationale commet une erreur aux effets potentiellement dévastateurs en s’imaginant que l’élimination d’un seul groupe rebelle et l’imposition de sanctions contre le Rwanda suffiront pour restaurer la paix dans l’Est du Congo.
Monsieur le Secrétaire général,
S’il est une leçon à tirer de ce conflit, c’est que la coopération entre l’État congolais, la Monusco, les Wazalendo et les FDLR a contribué à accroître la militarisation de la région et à attiser la haine envers les Tutsi de la RDC et du Rwanda.
Une telle alliance militaire et idéologique entretient une sorte de guerre perpétuelle et éloigne chaque jour un peu plus la paix que votre organisation a pour mission de promouvoir. C’est ce qu’avait bien compris l’ancien président sud africain, Thabo Mbeki, quand il alertait sur le danger d’un conflit de longue durée en ces termes: « Si le gouvernement congolais ne protège pas les Tutsi congolais, alors le M23 continuera d’exister, car ils auront des armes pour se défendre. »
Selon nous, pour une paix et une sécurité durables dans la région des Grands Lacs, il est nécessaire :
– De réexaminer le rôle et la nécessité de la MONUSCO aujourd’hui
– De réexaminer les causes et les conséquences de la faillite des Nations Unies dans la prévention et la lutte contre le génocide des Tutsi, et la possibilité d’un génocide contre les Tutsi congolais à la lumière de la Convention de Genève , des rapports de l’Union africaine ainsi que ceux de Duclert et de Muse
– de prendre au sérieux les préoccupations sécuritaires du Rwanda en neutralisant les FDLR et leur idéologie génocidaire qui gangrène depuis 1994 toutes les anciennes colonies belges ;
– de passer en revue les nombreux accords entre le gouvernement congolais et le M23 en vue de déterminer ce qui a empêché leur application ;
– d’arrêter et décourager tout appui militaire au gouvernement congolais tant que ce dernier continuera à faire appel à des génocidaires, à des mercenaires et à des milices dont le programme politique se limite à l’extermination des Tutsi ;
– de désigner un ou une représentante des Nations Unies crédible aux yeux des deux parties. Son rôle de médiation viserait à promouvoir la paix en impliquant les communautés locales ;
– de réaffirmer le double principe de l’intangibilité des frontières congolaises et du droit inaliénable des communautés tutsi ou rwandophones de vivre en toute sécurité, sur leur terre natale et ailleurs au Congo;
– de garantir la sécurité des minorités en encourageant une éducation aux valeurs favorisant la compréhension de l’identité congolaise à travers le prisme de l’individu-citoyen plutôt que de l’appartenance à une tribu/ethnie.
– de mettre en place une Commission internationale neutre chargée d’enquêter sur les contrats miniers ainsi que sur les pratiques liées à l’exploration, à l’exploitation, à la commercialisation et au financement de l’économie des minerais, des terres rares et des exploitations agricoles et forestières dans toute la République Démocratique du Congo ;
– d’encourager les initiatives de paix initiées par des institutions religieuses telles la Conférence Nationale du Congo (CENCO) en collaboration avec l’Eglise du Christ au Congo (ECC) et récemment celles de l’Association des Conférences Episcopales de l’Afrique Centrale (ACEAC)
Monsieur le Secrétaire général,
Nous attendons de vous que vous preniez, à l’inverse de celui qui occupait vos fonctions en 1994, la mesure des périls qui menacent des populations civiles sans défense et dont le seul tort est d’être ce qu’elles sont : des Tutsi. Nous pensons qu’il est urgent de procéder à une analyse moins tendancieuse et étriquée de la situation du Kivu, préalable nécessaire à toute solution durable. Nous ne saurions trop insister sur le fait que la focalisation exclusive sur le M23 et le Rwanda est suspecte et encourage les discours venimeux chez les extrémistes de plus en plus hardis qui trouvent dans les médias sociaux un moyen efficace de populariser leur idéologie de haine.
Le génocide de 1994 au Rwanda est encore dans toutes les mémoires. L’ONU a certes présenté ses excuses aux victimes du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda mais tout porte à craindre que trente deux ans plus tard elle se verra hélas contrainte de présenter ses excuses aux victimes du génocide perpétré contre les Tutsi au Congo.
Nous vous invitons à prendre vos responsabilités face aux menaces sur lesquelles nous avons tenu à attirer votre attention. Il n’en va pas seulement du destin des populations des Grands Lacs et de leur besoin de sécurité. Il en va aussi de la crédibilité des Nations Unies et de l’honneur de l’humanité.
Mr. António Guterres, United Nations Secretary-General, United Nations Headquarters
405 East 42nd Street, New York, NY, 10017